Il n’y a plus de honte maintenant à cela ; l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer. Aujourd’hui[2], la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et, quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure, et chacun a la liberté de les attaquer hautement ; mais l’hypocrisie est un vice privilégié qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les attire[3] tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux-là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent bonnement[4] dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se font un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues, et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux, rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher, et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale[5], et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin, c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais, et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du ciel ; et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux[6], qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée[7]. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.
Don Juan ou le Festin de pierre, Acte V Scène II
Ca-n'a-pas-pris-une-ride. C'est même d'une actualité troublante.
(Entendu dans le podcast "Ca peut pas faire de mal", avec l'extraordinaire Guillaume Gallienne ; j'en reparlerai sûrement)
Intéressant : à l'âge d'or du théâtre élisabéthain (dont le représentant le plus connu est Shakespeare), a succédé une période d'une vingtaine d'années où le théâtre a été tout bonnement interdit pour des raisons sécuritaires (peste, guerre civile) mais aussi (et surtout ?) religieuses et idéologiques.
Nous avons été voir Discours à la Nation hier soir.
C'est une grosse claque dans la gueule. C'est très drôle, mais d'un humour cynique, grinçant, qui tape là où ça fait mal. C'était parfois tellement juste que je ne pouvais pas rire : c'est une description à peine métaphorique du monde dans lequel nous vivons. Certains passages laissent un drôle de goût amer, comme une fugace envie de pleurer ; ça fait mal de se faire rappeler que l'on est à la fois victime d'un État, d'une société organisée pour pérenniser les rapports de force et les dominations (un des thèmes essentiels de la pièce), et à la fois oppresseur en tant que privilégié (l'autre thème du spec-tacle).
Car tout tourne autour de ça : la domination et les privilèges. Avec des petites histoires à peine symboliques, où se devinent, très transparentes, de multiples allusions à notre société. "Notre société", ce n'est pas la France (l'auteur est italien) : c'est la France, l'Italie, l'Espagne, l'Allemagne... en un mot l'Occident capitaliste où les dominés ont capitulé. Il est question de pluie -il pleut tout le temps dans ce pays imaginaire- et des hommes qui ont des parapluies, et de ceux qui n'en ont pas. Alors les hommes qui ont des parapluies consentent à accepter que les hommes sans parapluie s'abritent sous leur parapluie. Enfin, pas exactement sous leur parapluie, mais plutôt sous leurs pieds. Comme ça, quand l'homme qui est sous le parapluie mange du pain, ils peuvent lécher les miettes par terre. Quand il fume une cigarette, ils peuvent récupérer le mégot. Gratuitement. Et quand il baisse son pantalon pour chier, ils se prennent un peu de merde sur la gueule, mais on ne peut quand même pas tout avoir dans la vie. Et les hommes qui ont des parapluies ont aussi des fusils, pour se protéger des hommes sans parapluie qui n'ont pas pu trouver de place sous les pieds d'un homme qui a un parapluie. Et ceux ci (les hommes sans parapluie) sont très nombreux. Ils sont bien plus nombreux que les hommes qui ont un parapluie...
Il est aussi question des "camarades" qui ne croient plus en la révolution, de comment ils se sont fait... avoir par les dominants, comment ils ont ont accaparé le discours des faibles (lutte des classes etc.) pour le retourner contre eux.. Comment ils sont devenus dociles pour avoir leurs miettes, leur coin de parapluie. Comment la carotte petit salaire pour avoir une petit emprunt pour acheter une petite maison, est bien efficace que toutes les répressions. La carotte et le bâton, ça aussi ça revient souvent dans le texte.
Chaque personnage interprété par l'acteur incarne une facette différente de la farce-oppresion : le politicien, le financier, le patron... tous sans scrupules, sans remords, expliquant sans vergogne comment ils nous baisent, et comment ils comptent continuer encore longtemps. "Vous nous avez déçus... camarades ! Si nous avions su que vous étiez aussi faibles, nous vous aurions frappés moins fort"
Tout ceci est avant tout une satire, c'est drôle même si, je l'ai dit plus haut, j'ai parfois eu du mal à rire tant j'avais la gorge serrée. C'est de l'humour qui veut donner à réfléchir ou plutôt non, c'est un essai féroce qui donne de temps en temps à rire pour ne pas trop désespérer son spectateur. Il y a des passages irrésistibles, dont un directement inspiré de Swift, qui conseille de manger les immigrés, les chômeurs et les vieux, ce qui résoudrait pas mal de problèmes. Le spectacle s'achève sur le discours d'un politicien, qui répète son antienne "Citoyens, ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est MOI qui vous ai choisis" ; se terminant en apothéose avec la parabole du loup, de la chèvre et du chou revisitée : faites traverser le chou. Puis retournez chercher la chèvre. Faites la traverser. Tournez les épaules. La chèvre va bouffer le chou. Vous aurez les voix de la chèvre. Retraversez avec la chèvre, déposez la à côté du loup. Tournez les épaules... [rires dans la salle] Vous aurez les voix du loup. "Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est MOI qui vous ai choisi ! Vous êtes tous des loups. etc." Et ce passage là, il fait très mal, car derrière la drôlerie, il est d'une violence extrême. Nous sommes tous des nazis en costume-cravate, nous sommes tous des loups qui préférons manger la chèvre pour rester dans la majorité.
Tout ceci est adapté d'un livre de Célestini : http://www.leseditionsnoirsurblanc.fr/discours-a-la-nation-ascanio-celestini-9782882503398
que l'on sent inspiré par Gramsci https://fr.wikipedia.org/wiki/Antonio_Gramsci http://www.monde-diplomatique.fr/2012/07/KEUCHEYAN/47970 cité dans le spectacle, dans un monologue décalé à l'intérieur du discours d'un patron (celui qui dit "camarades vous nous avez déçu")
Le comédien, David Murgia est génial http://www.liberation.fr/theatre/2015/01/04/david-murgia-reveilleur-d-ames_1173767
Quelques photos ici : http://www.tdb-cdn.com/discours-a-la-nation
Des extraits ici : https://vimeo.com/67876277 et là : https://www.youtube.com/watch?v=yfKPeqWNsjg (sans garantie, Viméo et Youtube étant bloqués par mon PALC)
Et comme vous avez eu la patience de lire jusqu'ici, vous pouvez téléchargez le podcast du spectacle sur France Culture : http://www.franceculture.fr/emission-fictions-theatre-et-cie-discours-a-la-nation-2015-01-18