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Les mots qu’on ne me dit pas
mercredi 16 avril 2025, par
Comme SebSauvage vient de parler du très intéressant site The SIGN-HUB qui documente la diversité des langues des signes, ça m’a donné envie de dire quelques mots à propos du livre Les mots qu’on ne me dit pas, de Véronique Poulain.

Mais, alors que les langues parlées ne manquent ni de dictionnaires, ni de grammaires, ni d’études permettant de retracer leurs évolutions dans le temps, de connaître leurs racines et leurs étymologies, les personnes sourdes et malentendantes n’ont que très peu d’outils linguistiques à leur disposition. Un programme de recherches développé par plusieurs équipes européennes, lancé en 2016, a permis d’aboutir à la mise en ligne de la plateforme Sign-Hub.
Source : https://lejournal.cnrs.fr/articles/toute-la-richesse-des-langues-des-signes-a-portee-de-clic
C’est plus un récit autobiographique, un témoignage que véritablement un roman, d’autant plus que le livre est une suite de courts paragraphes, souvent des anecdotes, courant de sa prime enfance à la période d’écriture du livre. Un couple de parents sourds ont une fille entendante. Oui, c’est l’histoire du film La famille Bélier, et c’est normal : Véronique Poulain et Victoria Bedos (la scénariste du film) se connaissent. Mais la ressemblance s’arrête là, et on ne peut pas dire que la famille Bélier soit une adaptation de la vie de la famille Poulain.
Mais le livre est avant tout une plongée dans l’univers d’une famille de sourds, avec ses codes, sa façon de s’adapter à un univers d’entendants, et surtout, une vue « de l’intérieur » de ce que c’est « en vrai » le quotidien avec des parents sourds. Il y a beaucoup d’humour dans ce livre, pas mal d’amour, même si on découvre au passage qu’il est plus facile de parler de sexe que de dévoiler ses sentiments. Mais la langue des signes, cette façon de communiquer en utilisant tout son corps est en soi une explication, sur laquelle elle revient dans de nombreux passages :
Dans la langue de mes parents, il n’y a pas de métaphores, pas d’articles, pas de conjugaisons, peu d’adverbes, pas de proverbes, maximes, dictons. Pas de jeux de mots. Pas d’implicite. Pas de sous-entendus. Déjà qu’ils n’entendent pas, comment voulez-vous qu’il sous-entendent ?
Je trouve que cette phrase résume à elle seule tout le livre : de l’humour, et une illustration très claire des difficultés de communication expérimentées par les sourds et leur entourage ; la LSF ne fait pas tout, comme le montre plutôt bien le premier paragraphe de l’article dans lequel Seb a trouvé le lien vers The SIGN HUB :
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les structures grammaticales des langues des signes ne sont pas calquées sur celles des langues orales qui leur correspondent. En clair, les personnes entendantes et sourdes italiennes n’utilisent pas la même grammaire pour s’exprimer – les premières, en langue parlée, les secondes, en langue des signes. Dans l’exemple cité, c’est la structure sujet-verbe-complément qui s’applique en italien oral, mais, en italien signé, le verbe est placé à la fin de la phrase.
Et ce livre permet donc de comprendre ce que c’était, être sourd, dans un monde (fin des années 70, début des années 80 : pas le Moyen-Age non plus) où la LSF était moins répandue qu’aujourd’hui, où on regardait les sourds comme au mieux, des handicapés à plaindre, au pire, des bêtes curieuses, arrête-de-regarder-la-dame-tu-vois-bien-qu’elle-est-bizarre. Le monde d’avant la consécration d’Emmanuelle Laborit.
Mes parents m’emmènent au zoo de Vincennes. Ils discutent entre eux. Tout le monde les regarde. Quand les portes se ferment, les gens se retournent sur le quai pour les observer. D’autres pouffent derrière leurs mains. D’autres encore font semblant de ne rien voir. Je suis atrocement embarrassée et en même temps je ne supporte pas qu’on les dévisage comme des bêtes curieuses.
Je prends sur moi. Je reste stoïque. Je serre bravement la main de mon père tout en faisant mine de ne rien avoir remarqué.
Après quelques stations, la fureur monte. J’explose : « Quoi ? Vous regardez quoi, là ? Ils sont sourds, ça vous dérange ? »
Silence. Le wagon entier regarde ses pieds. Mes parents ont compris. Ils me disent de me calmer, que c’est « toujours comme ça », que ce n’est pas grave.
Le dernier point en rapport avec l’article du site du CNRS, c’est l’oncle de l’autrice, Guy Bouchauveau, humoriste sourd, et membre fondateur de l’Académie de langue des signes française ; et son père, militant pour créer le premier dictionnaire de LSF française, pour imposer le journal avec un interprète en LSF...
Bref : un livre très court (environ 120 pages), mais qui vous apportera plein de choses.