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Rendez-vous en Abercrombie
mardi 1er avril 2025, par

D’après le jeune Jezal Dan Luthar, Logen « Neuf Doigts » est « le meilleur homme [qu’il] connaisse ». Pour d’autres, pour beaucoup d’autres à vrai dire, Neuf Doigts est davantage connu comme le Neuf sanglant, voire Le Sanguinaire tout court.
Comme quoi dans la vie, tout est une question de point de vue.
Si on peut dire une chose sur Logen Neuf Doigts, c’est que :
... c’est un nordique
... c’est un guerrier
... c’est un mec qui n’a pas de chance
... c’est un survivant
... c’est un salaud qui n’apprend jamais
... c’est un tueur. Pas tellement parce qu’il aime ça, mais parce que c’est ce qu’il fait le mieux. Dans la vie, il faut savoir se montrer réaliste.
Et il en va ainsi pour la plupart, si ce n’est tous les personnages d’Abercrombie, dont je viens de boucler à peu près 6000 pages [1] de trahisons entre amis, de magie, de combats et de manigances diverses. De l’héroïc fantasy quoi. Tous sont d’affreux jojos, tous sont attachants. [2]
Tenez, prenez Sand Dan Glokta par exemple. Il est moche comme un pou, il est cruel, il est encoprésique [3]. Mais on va s’inquiéter pour lui tout au long de son parcours semé de violences et de bouts de bidoche. Ah oui, j’ai oublié de le préciser : c’est un tortionnaire. Mais l’auteur nous fait partager ses états d’âmes, et c’est un type qui se pose beaucoup de questions, alors du coup on le trouve sympa, comme nous. Enfin, presque comme nous, faut pas pousser non plus.
Et Bremer Dan Gorst ? Est-il une brute bornée ou un escrimeur loyal et sentimental ? Et Rikke, dite « La vue Longue », est-elle une traitresse au cœur de pierre, ou une dirigeante réaliste ? Etc. Je n’en cite que deux qui me viennent spontanément à l’esprit, mais ces romans mettent en scène pléthore de personnages. C’est même sur eux que tout repose ; il y a un lore dans l’univers de La première loi (titre de la première trilogie, qui désigne de fait l’ensemble des livres ; voire la liste dans l’encadré ci-dessous), mais il n’est pas forcément très détaillé ou mis en avant, on ne découvre l’arrière plan historique et mythologique que par petites touches. Ce sont les personnages qui sont mis en avant, ce sont eux -ces sympathiques connards- qui font qu’on adhère [4] d’emblée, et qu’on a envie d’en savoir plus.

Je suis entré en Joe Abercrombie [5] avec Servir froid, l’histoire de la vengeance d’une mercenaire trahie par son employeur, poignardée dans tous les sens et jetée par la fenêtre. Haute la fenêtre. Genre donjon au-dessus d’un précipice. Contre toutes les probabilités [6], elle ne meurt pas, et le roman est le récit de son impitoyable vengeance contre toutes les personnes qui étaient présentes dans la pièce. Incidemment, sa quête de vengeance va mettre la Styrie à feu et à sang (voir la carte).
C’est à cause d’un personnage (qu’est ce que je disais !) en particulier que j’ai voulu lire les autres tomes. A un moment donné de cette histoire où l’on s’étripe avec tous les moyens conventionnels mis à la disposition de l’inhumanité, un certain Shenkt fait des choses... pas complètement naturelles.
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Tous les personnages sont des anti-héros. Souvent, ce qui peut leur arriver de pire, c’est d’obtenir ce dont ils rêvent... Régulièrement, ils se rendent compte que le monde ne fonctionne pas exactement de la façon dont ils l’imaginent, ni comme il devrait d’ailleurs, mais ça, c’est pour permettre au lecteur de faire le lien avec le monde réel...
Bref : il n’y a pas vraiment de gentils ni de méchants, il n’y a pas un camp du bien qui affronte un Axe Du Mal(TM), mais des personnages, souvent donnés à voir dans différentes situations vous amenant à les (re)considérer comme des héros, des salauds, ou des victimes, et souvent un peu des trois. On suit essentiellement des trajectoires, on voit vieillir celleux qu’on n’a pas vus mourir, et l’on suit au bout du compte les enfants, et parfois les petits-enfants de personnages des premiers tomes.
Je vous arrête tout de suite : ce n’est pas un pensum héroïco-philosophique sur la vacuité des actions humaines dans un monde dépourvu de sens, même si le fond de l’affaire tourne quand même pas mal autour de la corruption intrinsèque à l’exercice du pouvoir. On rigole aussi pas mal, même si c’est assez violent. On me glisse à l’oreille que c’est une variante de la dark-fantasy, que d’aucuns appellent ça grimdark. Alors je dis merci pour le mot nouveau, je vais avoir du mal à le caser à mes collègues qui ne comprennent pas comment on peut lire autant de pages à la suite, mais je vais essayer.

De même que l’inquisiteur Glokta n’aime pas découper les gens en petits morceaux, c’est juste son travail, je n’aime pas les catégories. En revanche, j’aime être embarqué dans une grande histoire, pas grande au sens de compliquée, mais grande par son ampleur, son souffle, sa multitude de personnages. Alors oui, l’histoire sans fin de l’affrontement de l’Empire gurkien, de l’Union et du Nord, et les jeux de pouvoir de ceux qui tirent les ficelles dans l’ombre, ça peut peut-être donner un côté un peu artificiel, lmais c’est plaisant et terriblement efficace.
A quand la suite, maître Abercrombie ?
Présentation ultra-rapide des 10 tomes :
La Première Loi - Première trilogie : je vais être franc : les 600 premières pages, c’est juste l’intro... Avant de vous lancer dans cette épopée d’Adua à Shabulyan (voir la carte), commencez peut-être par l’un des standalones que je présente ensuite, pour savoir si vous avez envie de vous faire ça.
Servir froid : je l’évoque ci-dessus, ça peut être une bonne entrée en matière. Pas mal d’humour noir, tout au plus peut-on regretter l’absence de liant d’une étape du périple sanglant à l’autre, mais l’auteur s’est sans doute contraint à ne pas dépasser les 650 pages, aller savoir.
Les héros : c’est le récit d’une bataille (de plus) entre le royaume de l’Union et les nordiques. La construction est super cool, car alternant entre une foule de protagonistes, même au cours des scènes d’action, où l’on passe du point de vue d’un personnage à un autre, puis juste après à celui d’un autre qui vient de l’occire, et ainsi de suite. Attention toutefois, si vous choisissez de commencer par celui-ci, vous vous spoilez des éléments de la fin de la trilogie de la Première Loi.
Pays rouge : c’est un western. Avec des épées, mais c’est un western. Pour le coup, je vous recommande vivement de ne pas commencer par celui-ci, vous perdriez une grosse partie de l’intérêt de l’histoire, dans laquelle on retrouve de vieilles connaissances qui tentent de se cacher derrière leur petit doigt.

Double tranchant : recueil de nouvelles, qui font globalement la transition entre les deux trilogies, mêmes si certaines sont antérieures aux événement de la Première Loi. Vous pouvez éventuellement commencer par ce volume, mais ne prenez pas trop goût aux histoires courtes !
L’âge de la folie - Seconde trilogie : on retrouve le royaume de l’Union qui fait une partie du décor de la Première Loi, mais les années ont passées, parce que certains personnages sont les enfants ou les petits-enfants d’autres, mais aussi parce que le monde change. La Révolution Industrielle est en marche, avec son cortège de bouleversements et d’injustice. L’Union pourra t-elle faire l’économie d’une Révolution ?
[1] en 3 mois
[2] Notez que ça marche dans les deux sens, et que des personnages d’un premier abord sympathique finiront par vous sortir par les yeux, mais je n’en dit pas plus pour ne pas vous gâcher le plaisir de la découverte. Quel abruti ce Léo Dan Brock de mes fesses.
[3] ouais, il se chie dessus quoi
[4] ou pas, remarquez
[5] un peu comme d’autres entrent en religion
[6] elle doit jouer à XCOM je pense