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Les images d’Emily St. John Mandel
mercredi 14 février 2024, par
J’ai découvert Emily St. John Mandel fin 2023 avec Station Eleven et j’ai dévoré ce livre, que j’ai vraiment beaucoup apprécié. Ce n’est certes pas grâce à son sujet joyeux et primesautier (le récit d’une pandémie qui annihile l’humanité en quelques semaines, [1] croisé avec celui du devenir des quelques survivants, notamment les membres d’une troupe de théâtre itinérante), mais, j’aurais du mal à expliquer pourquoi, son écriture fait immédiatement naître des images mentales à la lecture. Qu’elle décrive un tunnel passant sous une autoroute [2], une maison seulement occupée par les gens qui y sont morts, un aéroport transformé en village par les survivants... je vois les lieux comme rarement. C’est sans doute en partie du à la qualité de son écriture et de ce qu’elle arrive à suggérer, encore que je me demande dans quelle mesure la traduction française n’est pas responsable également ; sans doutes aussi les thèmes explorés font-ils appel à un répertoire d’images communs à ses lecteurs, et puise t-on inconsciemment dans nos souvenirs de films, séries... mais aussi de la vie réelle.
J’ai poursuivi ma découverte de son œuvre en janvier avec La mer de la tranquillité, une histoire de voyage dans le temps rompant un peu avec les codes du genre et dont j’ai bien aimé la conclusion, même si elle ne retourne pas la table en matière de révélation finale [3]. Le pitch de base : un phénomène étrange se produit au même endroit à travers les siècles. Un voyageur du temps venu du XXVème siècle va mener l’enquête pour tâcher d’en savoir plus. L’occasion pour l’autrice de nous présenter les différents protagonistes confrontés au phénomène aux XIXème siècle (un jeune aristocrate anglais), XXIème siècle (une jeune femme qui s’avère être un personnage secondaire de son roman précédent, L’Hôtel de verre) et XXIIIème siècle (une écrivaine effectuant une tournée de conférences suite à la parution de son roman racontant comment l’humanité a été décimée par un virus, tiens donc...).
C’est bien évidemment Olive, l’écrivaine, qui est le personnage le plus intéressant, double tellement évident de l’autrice que je me demande s’il était bien nécessaire de le mentionner. Non seulement elle a écrit un roman post-apocalyptique dans lequel l’humanité a été foudroyée par un virus, mais son œuvre connaît un regain d’intérêt soudain lorsqu’une pandémie se déclare. Toutes ressemblances etc.
Vous l’aurez compris, plus que la fin, clé de voûte faisant tenir tout l’édifice du roman en équilibre, ce sont les personnages qui sont importants dans cette histoire, comme dans toutes ses autres. Dans Station Eleven, on ne s’intéresse aux survivants uniquement parce qu’on s’inquiète de ce que vont devenir Kirsten, Jeevan, Miranda ou Clark. Dans La mer de la tranquillité, ce sont des rapports humains très quotidiens, des réactions normales face à des situations extraordinaires, des notations du narrateur sur la pauvreté, le racisme, la solitude...
Et dans L’hôtel de verre, ce sont encore les personnages qui sont au centre de l’histoire. Presque davantage que dans les deux autres, qui l’encadrent [4] comme des bornes un peu voyantes. Cette histoire d’écroulement d’une pyramide de Ponzi avec toutes ses conséquences dramatiques est la plus « sociale » des trois, c’est la seule à n’être pas genrée « SF » (la première relève du post-apo, la troisième raconte des voyages dans le temps), même si là encore, ESJM réserve des surprises à ses lecteurs, notamment dans les derniers chapitres, mais je ne dévoilerai rien ici [5].
C’est en lisant ce troisième livre que des thèmes communs m’ont sauté aux yeux. Ainsi, dans La mer de la tranquillité, tout se noue dans un même endroit « en dehors du temps et de l’espace » ; dans L’Hôtel de verre il est bien précisé que « L’hôtel se tient au milieu de nulle part » [6] et dans Station Eleven, la caravane des comédiens itinérant fait toujours la même boucle. Des lieux qui n’en sont pas et des déplacements qui ramènent au point de départ, voilà pour la dimension spatiale.
Et ce n’est pas beaucoup mieux pour le temps, déjà passablement mis à mal par des voyageurs inconsidérés. Qu’il passe, qu’on le remonte ou qu’on tente de le ralentir, il finit toujours par générer son lot de souvenirs et de fantômes. Ainsi en ira t-il pour Jonathan Alkaitis à la fin de L’hôtel de verre.
C’est aussi une fin qui met en scène l’opposition entre les situations de deux protagonistes [7] : la caravane et l’hôtel abandonné, la route et l’immobilité, l’étroitesse et le gigantisme, mais dans les deux cas : la solitude. L’abandon (des autres ou par les autres) et somme toute, l’impossibilité de faire à nouveau confiance aux autres après la trahison du Ponzi. Comment en sortir, si ce n’est en nourrissant des fantasmes de fin du monde [8]. Comment faire confiance à ses semblables, si prompts à trahir, ou à mourir, ce qui est tout de même une attitude bien peu fiable ?
ESJM raconte la solitude, mais elle raconte surtout la perte. La perte du monde, la perte des autres, la perte de la confiance, la perte de soi-même, parfois. Ou comment on peut être aussi seul dans un hôtel déserté que si l’on était le dernier homme après la fin du monde, un survivant au milieu des ruines.
[1] je rappelle que ce roman a été écrit en 2014...
[2] dans La mer de la tranquillité
[3] Je suis sans doute le seul responsable, dans la mesure où il y a toujours un moment dans ce genre d’histoire où je vois venir la fin ; c’est sans doute la problème de beaucoup lire, on est moins facilement surpris.
[4] J’ai d’abord pensé en lisant que ce livre était le creuset qui avait donné naissance plus tard à La mer de la tranquillité et à Station Eleven : il s’avère que c’est l’inverse : L’hôtel de verre a été écrit entre Station Eleven et La mer de la tranquillité. Et là où c’est très fort, c’est que de minuscules détails (un graffiti dans une cellule par exemple) annoncent des événements du roman suivant. On est dans Mandelverse.
[5] Me relisant la veille de la parution de cet article, je m’avise du caractère programmatique du titre. Pourquoi « l’hôtel de verre » ? Parce que le verre, c’est transparent, on voit à travers ; le vrai « hôtel en verre », c’est bien évidemment le roman lui-même, où l’autrice nous invite à regarder les créatures qui l’habitent, comme dans une maison transparente, en verre.
[6] et j’ai de bonnes raisons de penser que ces deux non-lieux sont le même
[7] un couple uni par les liens de la déchéance sociale et l’ancien directeur de l’hôtel de luxe
[8] CF. cette citation dans L’hôtel de verre :
– Je ne crois pas que la fin du monde soit pour cette nuit, dit Vincent.
– Ce serait excitant si ça arrivait, dit Melissa. Toutes les lumières qui s’éteignent, pouf… » Elle écarta les doigts à la manière d’un magicien jetant un sort.