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La Religion
lundi 8 février 2016, par

La Religion qui donne son titre au roman, c’est le nom que se donne l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, plus connu sous le nom d’hospitaliers.
Un voyage en enfer, parfaitement documenté
Le pitch : Jean Parisot de La Valette, le Grand-Maître de l’ordre des Hospitaliers, fait appel à Mattias Tannhauser, un expert en arts militaires ottomans, pour l’aider à planifier la défense du Borgo, la nouvelle capitale de l’île. Originaire des Balkans, Tannhauser a été capturé alors qu’il était enfant par les Turcs pour devenir janissaire (le corps d’élite de l’armée ottomane) selon la loi du devshirmé. Promu capitaine et après des années de services aux ordres du sultan, il décide de prendre sa retraite et devient marchand d’armes, mercenaire et trafiquant d’opium. Il est contraint de retrouver l’horreur de la guerre et d’offrir son aide à la Religion, ceci afin d’aider une jeune comtesse d’origine maltaise à retrouver son fils abandonné. (Source Wikipédia)
Comme c’est souvent le cas pour les découvertes sympas, c’est le hasard qui m’a mis ce bouquin entre les mains : des gens l’ont offert à mes beaux-parents, qui n’ont pas apprécié à sa juste valeur ce pavé de 950 pages de sang, de tripes, de tortures et de merde. Bon, il y a un peu de cul aussi, mais pas assez 😄
Je me suis donc empressé de le récupérer pour mon propre usage, et il figure en bonne place dans mon palmarès des livres ayant le meilleur ratio nombre de pages/vitesse de lecture. Allons droit au but : c’est palpitant. Je n’avais pas pris autant de plaisir à lire un livre depuis Les trois mousquetaires. Et pourtant, l’histoire du siège de Malte par les ottomans en 1565, ça n’avait a priori pas de quoi faire palpiter les foules. Et en plus c’est une vraie boucherie. Qui est pourtant d’un réalisme minutieux. Ça m’a tellement plu que j’ai pris le temps de me documenter, et beaucoup de choses sont aussi atroces que rigoureusement exactes ; voir Grand Siège de Malte sur Wikipédia. [1]
Le siège s’est déroulé comme décrit par Willocks, qui utilise habilement les péripéties historiques pour y loger son intrigue.
La seule chose qui n’est pas réaliste au final, c’est Mattias Tannhauser. Trop fort, trop intelligent, sorte de mélange entre Geralt de Riv et Erasme, il a connu les deux camps, il est revenu de tout et n’a peur de rien. Trop badass pour être vrai, son portrait est malgré tout rendu plus sensible par la description de ses doutes et de sa souffrance physique (il a à peu près 35 ans, ça commence à être vieux pour manier l’épée). Et puis il y a le personnage de l’inquisiteur amoureux, lui aussi un peu « trop ». Mais c’est aussi pour ça qu’on lit ce genre de roman, pour la « suspension consentie de l’incrédulité »...
On peut aussi lire le livre comme un réquisitoire contre les religions et leurs fanatismes mais honnêtement, ce n’est pas ce qui a le plus occupé mon esprit pendant cette épopée.
- [...] Que disent ces bannières ?
- Des versets du Coran, répondit Mattias. La sourate de la Conquête. Ils exhortent les fidèles au massacre, à la vengeance et à la mort.
- La voilà, la différence entre eux et nous, dit Bors, car Jésus-Christ n’a jamais appelé ses fidèles à commettre de telles horreurs !
- Selon toutes évidences, Jésus savait qu’il n’avait pas besoin de le faire.
Un roman raciste et sexiste ?
Wikipédia rapporte que d’aucuns ont considéré ce livre comme sexiste et glorifiant la suprématie blanche. Il est vrai que le récit d’un siège opposant 4000 blancs chrétiens contre 40000 turcs, et à la fin ce sont les chrétiens qui gagnent, ça peut poser question... On peut cependant difficilement parler de suprématisme blanc dans la mesure où le héros admire réellement les turcs et le monde musulman en général, qu’il trouve bien plus raffiné que ceux qu’il appelle « les francs ». De plus, son désenchantement le conduit à renvoyer dos à dos les deux adversaires, dont la gloire actuelle ne sera un jour plus que poussière :
Le temps rend nulles de telles victoires, sans exception. Qui se soucie aujourd’hui qu’Hannibal ait gagné à Cannes ? ou Timour le Boiteux à Ankara ? ou même Alexandre à Gaugamèles ? Ils ne sont plus que poussière désormais, leurs puissants empires également, et il en sera ainsi des Ottomans et des Espagnols, et de tous les autres à venir, qui se lèveront un jour, et qui un autre jour retomberont à coup sûr.
La Religion est-il un roman sexiste ?
Clairement oui. Même si je n’ai pas tout de suite vu pourquoi. Après tout, les personnages féminins principaux du roman sont plutôt indépendantes, et n’agissent pas uniquement en tant que faire-valoir du héros (ce rôle étant assuré par son compagnon Bors de Carlisle, occupant le rôle-cliché de la brute épaisse au grand cœur), elles voyagent seules de l’Aquitaine jusqu’à la Sicile, semblent dans un premier temps très bien se passer des hommes et les limitations qui leurs sont imposées sont celles voulues par l’époque, pas par l’auteur.
Ceci dit, avec un peu de recul, on se rend compte que ce sont les seules femmes à être clairement identifiées, toutes les autres étant « les femmes »... alors qu’une multitude de personnages masculins secondaires sont nommés.
Je ne dévoile pas d’éléments essentiels de l’intrigue, mais si vous ne tenez pas à savoir dès maintenant ce qu’il se passe au-delà de la page 50, arrêtez votre lecture ici.
C’est quand Mattias Tannhauser entre dans leur vie que tout se complique :
- il tombe amoureux des deux,
- elles tombent toutes les deux amoureuses de lui,
situation absolument ordinaire et complétement banale, n’est-ce pas ? La femme n’étant qu’un être faible soumis à ses passions, prête à tomber dans les bras virils du premier guerrier en rut qui passe sous ses fenêtres. Mais admettons. Le triangle amoureux, c’est bon pour la tension dramatique.
Une fois à Malte, la première se tournera vers le Christ, les malades, le dévouement... (tout en continuant à rêver du beau Mattias), pendant qu’il entretiendra des rapports sexuels (aussi torrides que nombreux) avec la seconde. Nous avons donc deux personnages féminins incarnant chacun un archétype machiste (la maman douce et dévouée, qui soigne les blessures et apporte la soupe, et la partenaire sexuelle décomplexée), et une foule de femmes anonymes, que l’on aperçoit comme de loin, et qui sont soit les épouses éplorées des morts et des mutilés, soit les courageuses matrones montant aux remparts lors d’un moment désespéré, et achevant les envahisseurs au couteau de cuisine.
(Quand je vous dit qu’il est bien ce roman 😛 )
Intéressant non ? Il est toujours productif de creuser un peu les ressorts des intrigues, et ce qu’elles nous disent au-delà de ce qui est raconté. Tim Willocks est sûrement quelqu’un de bien, et vraisemblablement n’est-il pas plus sexiste que la moyenne. Simplement, nous sommes une fois encore dans ce que Jaddo exprimait dans cet article : le goutte-à-goutte, l’infiltration des clichés dont nous sommes tous victimes, lecteurs ou écrivains.
Que ces quelques considérations d’après lecture ne vous ôtent pas l’envie de lire ce roman ! Je vous garanti sur facture que si vous réussissez à aller au delà de la page 25 -le début est très violent, vous voilà prévenus- vous serez happés par ce livre au point de ne plus pouvoir le lâcher.
Le petit +
Une interview de l’auteur assez intéressante.
[1] J’ai appris au passage qu’il s’en est fallu de très peu que Malte ne subisse un nouveau siège l’année suivante, et cette fois, vu l’état de la ville, Soliman aurait sans nul doute gagné. Mais... le destin en a décidé autrement.